Contentieux climatiques et communs

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photo reproduite avec l’aimable autorisation d’Arte France et SEPPIA pour le projet Justice climatique, une série de Zouhair Chebbale en collaboration avec Léa Ducré

Contentieux climatiques et communs

En l’absence d’alternative institutionnelle, et face à l’action insuffisante des Etats comme des acteurs économiques majeurs en matière de mise en œuvre de leurs engagements climatiques, la société civile mobilise le juge pour la défense de ce que l’on pourrait considérer comme des communs

 

 

            Les travaux les plus communément employés comme référence (ceux d’Elinor Ostrom et de son école de Bloomington), définissent un commun par trois caractéristiques : 1) une « ressource » ou un ensemble de ressources, 2) des droits pour en distribuer les usages, et 3) une forme d’organisation d’une communauté intéressée qui assure, par ses règles, la pérennité de la ressource dans le temps. Pourquoi regarder les actions judiciaires en défense du climat comme une manifestation de cette idée ?

           Commençons par dire que nombre d’actions judiciaires tentent d’acculer les États et les entreprises à baisser leurs émissions de gaz à effet de serre et à adapter les territoires. En effet des contentieux climatiques se tiennent actuellement tout autour du monde, en Europe (Pays-Bas, Irlande, Allemagne, Suisse, Belgique, Italie, Autriche,…), en Amérique (Etats-Unis, Canada, Brésil, Colombie…), ou en Océanie (Australie, Nouvelle-Zélande, etc.), que ce soit face aux pouvoirs publics ou contre des géants de l’énergie ou de la finance (Exxon, Shell, Total, RWE, BNP Paribas, ING…). Toutes ne débouchent pas sur des victoires, mais certains résultats sont spectaculaires et ont marqué des tournants. L’injonction faite en 2019 au gouvernement néerlandais de reprendre une trajectoire conforme à ses engagements internationaux et nationaux a montré qu’un effet était possible à ce type d’actions et a engendré un emballement mondial : elle a permis à d’autres juges de se positionner dans le même sens. En Allemagne, la justice a reconnu en 2021 un devoir de protection envers les générations futures que le plan climatique national ne permettait pas d’honorer. En Colombie, un tel devoir vaut envers l’Amazonie elle-même depuis 2018. En 2024, la Cour européenne des droits de l’Homme a enjoint la Suisse de faire davantage en la matière pour protéger ses ressortissants…

            Or, derrière ces actions, des membres de la société civile, et en premier lieu des associations et des fondations, se mobilisent pour mener ces contestations des politiques publiques ou des modèles d’affaires des grandes entreprises émettrices, collectifs constitués en une sorte de communauté quasi-mondiale qui assure un gouvernement marginale de ce grand commun.

 

 

Une communauté quasi-mondiale organisée

            Certes, chacun préférerait que le débat sur le nouveau contrat social qu’impliquent les bouleversements structurels profonds, et les changements de société abyssaux que nous avons à mener, se déroule dans les instances de délibération démocratiques que sont notamment les élections et les débats parlementaires. Mais en l’état, les juges prennent leurs responsabilités et acceptent, dans ce contexte dramatique, non pas de dessiner la politique climatique des Etats ou des entreprises (ils n’en ont pas le pouvoir et l’on pourrait évidemment le leur reprocher) mais de faire appliquer les objectifs contraignants que chaque pays s’est fixés dans ses lois. Ils seront amenés à le faire tant que nous ne prendrons pas au sérieux les maux dont ces actions ne sont que les symptômes, et que la crise écologique nous impose de considérer.

            Or, cette partie de la société civile qui s’organise pour recourir à la justice et qui le fait devant chaque juge national, « par le bas », constitue bien en réalité une communauté quasi mondiale : elle est organisée en réseaux d’informations efficaces, de base de données, de transmission immédiate des décisions rendues, etc. Elle brandit des arguments similaires devant les tribunaux saisis, en défense du climat et de politique de stabilisation plus efficaces, effectuant par là une « relocalisation du global » (selon les termes de Bruno Latour) mais assurant aussi une diffusion immédiate des décisions obtenues à un niveau mondial. Le tout donne lieu à une sorte de nouveau droit international par « capillarité » en défense des grands communs que sont le climat et la biodiversité (Ostrom elle-même insistait sur la « polycentricité » des grands communs).

 

Une nouvelle gouvernance

            C’est ainsi tout un mouvement social quasi-mondial que l’on peut identifier et analyser. Le recours au pouvoir judiciaire peut en effet être lu comme la marque en creux de l’absence, dans nos démocraties nationales et au plan international, d’institutions de « gouvernance » de nos grands communs. Au plan international, il n’existe pas en effet de tribunal dédié à ces questions (même si le débat commence à s’inviter devant les instances existantes) et les COP sont considérées comme ayant échoué à donner effectivité aux objectifs nationaux qui y sont régulièrement déclinés. Au plan national, il manque en général des espaces de délibérations pacifiques et inclusifs qui permettraient de faire statuer le plus grand nombre sur les réponses à apporter aux défis qui se dressent devant nous. La convention citoyenne pour le climat en France, avec tous ses défauts (de conception et d’institutionnalisation hors des cadres prévus pour le débat public) en dessinait une forme plus qu’intéressante, mais les suites données à ses propositions ont fait l’objet d’une déception profonde.

            C’est donc dans ce contexte de carence institutionnelle que se développe, devant les tribunaux et via les associations habilitées à défendre ces intérêts, ce que l’on peut considérer comme une gouvernance marginale – mais indispensable et influente – de ces grands communs.

 

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Analyse puisée aux écrits, et avec l’autorisation, de J. Rochfeld, et notamment : « Le recours au judiciaire souligne l’absence d’institutions de gouvernance de nos grands communs que sont le climat ou la biodiversité », Le Monde, 22 octobre 2021 ; « Les citoyens obligent leur gouvernement à réintégrer les communs en politique », Le Monde, 27 juillet 2020.

 

La notion de communs et ses voisines font actuellement l’objet de nombreuses recherches ; on se reportera utilement au Dictionnaire des biens communs, sous la direction de Marie Cornu, Fabienne Orsi et Judith Rochfeld, PUF, Quadrige, 2021, 2e édition, et notamment à l’entrée « communs » rédigée par Benjamin Coriat.

 

Pour un rapprochement avec les réflexions autour des droits de la nature, voir Alexandre Zabalza, « Les droits de la nature à la boussole des communs, Premiers jalons pour une théorie du sujet de droit sans personnalité juridique », Revue juridique de l’environnement, 2/2024.