Toujours selon Gérard Cornu, « l’intérêt à agir désigne le motif permettant à un individu et/ou une personnalité morale de se prévaloir d’un intérêt lésé pour lequel il se pourvoit en justice. Une association a aussi intérêt à agir quand une atteinte est portée à la cause qu’elle défend ». Les langues juridiques anglo-saxonne ou latine caractérisent bien cette idée en employant respectivement les vocables legal standing ou locus standi.
Les commissions d’Intérêt à Agir incarnent ces domaines à propos desquels nous avons l’intime conviction que la société devrait les considérer comme fondamentaux et prioritaires. En effet, notre société a intérêt à organiser une économie responsable afin d’éviter les dérives et les excès déjà constatés ; notre société a aussi intérêt à se penser partie de l’environnement et non séparée de celui-ci ; notre société a encore intérêt à considérer les derniers de cordée avec la même attention que les premiers ; notre société a enfin intérêt à envisager favorablement les flux migratoires en constant et inévitable accroissement.
D’horizons variés, mais (presque) tous juristes, notre réflexe commun a été de réfléchir à la manière de s’emparer du pouvoir qu’offre le droit pour défendre et favoriser ces intérêts. Le pouvoir qu’offre le droit, c’est précisément de faire valoir un intérêt pour le défendre.
C’est ainsi qu’une association a intérêt à agir quand une atteinte est portée à la cause qu’elle défend.
Le droit français s'est construit sur l'opposition tranchée entre l'intérêt privé (défendu par son titulaire uniquement) et l'intérêt général (défendu par l'État uniquement). Situé entre ces deux pôles, l'intérêt collectif est un terme ambigu, susceptible de multiples acceptions. En matière de recevabilité des actions, trois sens sont pertinents :
Les frontières entre ces appréhensions de l'intérêt collectif sont poreuses. En effet, les défenseurs d'une grande cause la considèrent comme un aspect de l'intérêt général, alors que leurs adversaires y voient généralement un simple intérêt catégoriel[5]. De même, la défense d'une grande cause peut être faite en arguant l'existence d'un préjudice moral des membres de l'association, ce qui permet de bénéficier de la jurisprudence des ligues de défense[6]. Ce flou ne facilite pas l'appréhension de l'intérêt collectif en matière procédurale.
Les procédures civile et pénale ont été pensées au XIXème siècle à partir de l'opposition intérêt personnel/intérêt général et pour la défense des intérêts patrimoniaux. La défense des intérêts collectifs, en particulier désintéressés, a dû se couler dans un système qui n'a pas été construit dans ce but.
En matière civile, l'exercice d'une action suppose la réunion d'un intérêt à agir et d'une qualité pour agir[7]. En principe, toute personne défendant son intérêt direct et personnel dispose automatiquement d'une qualité pour agir (art. 31 du Code de procédure civile). Il en va de même en matière pénale, puisque l'article 2 du Code de procédure pénale ouvre l'action civile à « tous ceux qui ont personnellement souffert du dommage directement causé par l'infraction ». Afin d'éviter toute discussion, le législateur peut créer une présomption d'intérêt à agir au bénéfice d'associations agréées [13].
Par exception, la loi peut poser des règles spécifiques en matière de qualité pour agir, notamment en ouvrant l'exercice de l'action à des personnes n'ayant pas un intérêt personnel et direct (art. 31 du Code de procédure civile ; arts. 2-1 et ss. du Code de procédure pénale). L'action en vue de la défense d'un intérêt collectif relève de cette dernière catégorie. En effet, du fait de la conception restrictive de l'intérêt personnel, la défense de l'intérêt collectif ne peut s'analyser que comme la défense de l'intérêt d'autrui, supposant donc la présence d'une habilitation législative (pour les associations : Cass. Ch. Réunies, 15 juin 1923, Cardinal Luçon, DP. 1924. 1. 153)[8].
Comme l'exprime Louis Boré, la défense de l'intérêt collectif par une association repose donc historiquement sur une légitimité « transcendante », c'est-à-dire issue de l'Etat[9]. A l'heure actuelle, seuls les syndicats disposent d'une habilitation générale (art. L. 2132-3 du Code du travail)[10]. Les associations ne bénéficient que d'habilitations sectorielles limitées à certaines actions, que ce soit en matières pénale ou civile. Celles-ci sont néanmoins très nombreuses.
Le problème s'est posé différemment en matière administrative. Le Conseil d'État a admis très tôt l'intérêt à agir d'associations pour des intérêts collectifs dès lors qu'il existe un lien direct entre les incidences de la décision attaquée, l'objet social de l'association et le territoire sur lequel le groupement exerce son activité[11]. Traditionnellement, le juge administratif refuse l'action de l'association pour contester les actes individuels défavorables, par crainte d'une immixtion intempestive du groupement[12].
Afin d'éviter toute discussion, le législateur peut créer une présomption d'intérêt à agir au bénéfice d'associations agréées[13]. La nécessité d'une habilitation a été largement remise en cause par la jurisprudence récente, qui a ouvert la voie à la défense d'intérêts collectifs « catégoriels » ou de « grande cause » par des associations non habilitées.
Ainsi, en matière civile, en référé comme au fond, la Cour de cassation a précisé que « même hors habilitation législative, et en l'absence de prévision statutaire expresse quant à l'emprunt des voies judiciaires, une association peut agir en justice au nom d'intérêts collectifs dès lors que ceux-ci entrent dans son objet social » (Cass. Civ. 1ère, 18 septembre 2008, nº 06-22038)[14]. Si les intérêts collectifs sont visés par l'objet social, l'association peut démontrer qu'elle a intérêt et qualité pour agir.
En matière pénale, après de multiples hésitations, les associations non habilitées peuvent se porter parties civiles dès lors qu'« elles subissent un préjudice direct et personnel en raison de la spécificité du but et de l'objet de leur mission » (Cass. Crim., 12 septembre 2006, nº 05-86958). De plus, un arrêt de la même chambre du 9 novembre 2010 (nº 09-88272) a permis la constitution de partie civile alors que le préjudice n'était qu'éventuel, ce qui alignerait la position des associations non habilitées sur le régime de droit commun[15]. La portée de ce dernier arrêt est néanmoins discutée.
La raison d'être de cette jurisprudence doit être expliquée, car elle semble contraire aux textes. Comment une association peut-elle défendre un intérêt collectif sans habilitation ? Pourquoi cette focalisation sur l'objet social[16] ?
L'hypothèse que l'on peut avancer est que la jurisprudence considère que le groupement, en visant l'intérêt collectif dans son objet social, « fait sien » l'intérêt collectif poursuivi. En effet, la qualité pour agir résulte soit de la poursuite d'un intérêt personnel et direct, soit d'une habilitation législative. Si la jurisprudence reconnaît qualité pour agir à une association non habilitée, c'est donc qu'elle considère que la défense de l'intérêt collectif mentionné dans l'objet social est un intérêt « personnel » du groupement. Il n'existe pas d'autre explication, à moins de considérer que cette jurisprudence est purement contra legem.
Si cette lecture est correcte, alors cette jurisprudence des années 2000 modifie en réalité la vision de l'intérêt personnel à agir au sens de l'article 31 du Code de procédure civile : il ne doit pas s'apprécier objectivement comme ce qui touche à l'intérêt étroit de la personne dans un standard de rationalité économique classique, mais subjectivement comme l'ensemble des intérêts que le groupement fait explicitement siens et promeut, seraient-ils altruistes et collectifs[17].
La légitimité pour défendre un intérêt collectif n'est plus « transcendante » mais « immanente », c'est-à-dire issue de la volonté des membres du groupement[18].
A suivre ...
[1] Civ. 23 juillet 1918, S. 1921. 1. 189 (arrêt tête de série) : une association «peut faire par voie d'action collective ce que chacun de ses membres peut faire à titre individuel». Il suffit que le préjudice soit subi par au moins un des membres de l'association et que les statuts prévoient cette possibilité d'action en défense des intérêts des membres. En revanche, en matière pénale, la constitution de partie civile par l'association est jugée irrecevable dans ce cas de figure (Cass. Crim. 18 oct. 1913, Bull. Crim. nº 449).
[2] Cette définition classique est attribuée à A. Brun et H. Galland, Droit du travail, tome II, 1978, n° 808, mais la référence est semble-t-il erronée (v. en ce sens J. Héron, Th. Le Bars, Droit judiciaire privé, 6ème éd., 2015, nº 78).
[3] L'expression est de S. Guinchard, « L'action de groupe en procédure civile française », RIDC, 2-1990, p. 599 et ss., spéc. nº 35 et s.
[4] S. Guinchard, op. cit., nº 69 : « en qualifiant de collectif ce qui n'est après tout, que l'expression particulière de l'intérêt général (chacun n'est-il pas consommateur ?), le législateur se donne bonne conscience puisqu'officiellement il ne dessaisit pas le Parquet de sa mission exclusive de défense de l'intérêt général». Pour un état des lieux, v. B. Parance (dir.), La défense de l'intérêt général par les associations, LGDJ, 2015.
[5] Sur cette difficulté, v. J. Héron et Th. Le Bars, op. cit., n° 80.
[6] Ibid., n° 98.
[7] Les rapports entre les deux notions sont très discutés par la doctrine processualiste, sans qu'un consensus ne se forme. Nous suivons ici la présentation donnée par C. Chainais, F. Ferrand et alii, Procédure civile, Précis Dalloz, nº 190 et ss. (doctrine majoritaire).
[8] L'habilitation est nécessaire également pour la défense de l'intérêt personnel d'autrui (ex : action de substitution du syndicat à l'action personnelle du salarié).
[9] L. Boré, La défense des intérêts collectifs par les associations devant les juridictions administratives et judiciaires, préf. G. Viney, LGDJ, 1997, nº 43 et ss.
[10] Le texte ne vise que la matière pénale, mais la jurisprudence l'a très rapidement étendu aux actions civiles hors toute procédure pénale.
[11] CE, 28 déc. 1906, Syndicat des patrons coiffeurs de Limoges. L'exigence d'un lien direct a été réaffirmée récemment (CE, 7 mars 2018, nº 402350).
[12] V. en ce sens L. Boré, op. cit., nº 241 : « Le Conseil d'Etat reste en effet très attaché à la liberté personnelle de l'individu de ne pas voir les mesures défavorables dont il a fait l'objet portées sur la place publique sans son accord [...] En revanche, si une mesure est favorable à un individu, il est évident qu'il n'a pas intérêt à demander son annulation. Le juge administratif considère que la liberté personnelle n'implique pas le droit au maintien d'une situation irrégulière qui est favorable à l'individu ; il permet au groupement d'attaquer cet acte si l'intérêt collectif qu'il défend est lésé par celui-ci ».
[13] Art. L. 142-1 du Code de l'environnement.
[14] V. précédemment, mais par un raisonnement a contrario, Cass. Civ. 2e, 27 mai 2004, nº 02-15700.
[15] V. en ce sens Ph. Guez, «Les acteurs dépourvus d'habilitation», in Les actions en justice au-delà de l'intérêt personnel, dir. I. Ormarjee et L. Sinopoli, Dalloz, 2014, p. 173.
[16] La Cour de cassation refuse toujours fermement qu'une association agisse pour un intérêt collectif qui n'est pas visé clairement dans son objet social.
[17] Louis Boré met parfaitement en lumière que la vision historique de l'intérêt à agir du droit français repose sur une conception pessimiste de la nature humaine et d'une méfiance envers l'altruisme (op. cit., nº 125). Il faut ajouter à cela la crainte des désordres procéduraux si la conception de l'intérêt à agir devenait plus ouverte.
[18] Pour une défense de cette légitimité immanente et l'appel à une ouverture des actions, Ibid, nº 130 et ss.